Repenser la conception numérique en architecture (1)

Iness Tkhayyare

Cet article est issu de mes recherches de 2024, menées dans le cadre de mon mémoire de parcours recherche en architecture, et plus précisément d’une section intitulée “Le principe d’indétermination dans la conception en architecture”. À travers l’exploration des archives de divers architectes, j’ai étudié l’idée d’intégrer les habitants et futurs usagers dans le processus de conception architecturale en utilisant les outils numériques. Ce sujet, qui demeure au cœur de mes réflexions actuelles dans le cadre de ma thèse, s’inscrit dans une approche plus large de design coopératif opérationnel. Mon objectif est de questionner comment un usage différent de ces outils peut non seulement favoriser une collaboration active, mais aussi ouvrir la voie à un nouveau paradigme de conception, visant à offrir une véritable autonomie aux utilisateurs dans la conception de leur environnement. Ce travail a été poursuivi dans cette direction, notamment à travers l’idée de “sortie de l’outil”, qui constitue la troisième partie de ce projet.

Le présent texte présente dans un premier temps un projet qui m’est cher: YONA, “Your Own Native Architect” – qui a inspiré une grande partie de mon travail dès sa découverte. Naturellement, c’est la première chose sur laquelle j’ai voulu publier ici.


Yona Friedman

« L’habitat de l’avenir proche doit être un habitat variable. La variation appropriée pourra être choisie par chaque habitant par lui même, pour lui même » (Friedman, 1958)

Yona Friedman est un architecte et théoricien franco-hongrois. Né en 1923 à Budapest, il émigre en Israël en 1957 avant de s’installer à Paris, où il passera la plus grande partie de sa vie. Dans les années 1950, Friedman émerge avec une vision révolutionnaire dans «L’Architecture Mobile» (1958), où il propose des structures légères et adaptables, encourageant la participation des habitants dans la construction de leur environnement. Dans son approche de l’Architecture Mobile, Yona envisage l’éventuelle transformation de l’architecture vers un modèle où seuls les utilisateurs détiendraient le pouvoir décisionnel. Il remet en question le rôle de l’architecte en tant que simple interprète formel des idées de ses clients. Selon lui, la synthèse des idées recueillies auprès des usagers potentiels est souvent réduite à une norme, à un individu «moyen» que l’architecte utilise comme référence, une approche fortement influencée par le mouvement moderne.

Ainsi, selon Friedman, la réorientation de ce processus s’articule autour de l’utilisation du feedback entre les différents utilisateurs qui concevraient individuellement leur habitat. La médiation se ferait entre les habitants, ou voisins, par le biais de choix et d’avertissements, offrant ainsi la possibilité de concevoir de manière autonome au sein d’une infrastructure. C’est son sujet principal et de prédilection.

Le concept clé de son travail se manifeste à travers la notion d’Architecture Mobile. Cette expression ne doit pas être interprétée comme une architecture déplacable, mais plutôt comme une architecture capable de s’ajuster à l’évolution de la société en permettant des adaptations en fonction de son époque. Pour lui, une ville statique, telle qu’on la connaît, est un obstacle. La solution se trouve alors dans une ville qui puisse être bâtie et démolie périodiquement, toucher le moins le sol possible, et par l’auto-planification (la participation des individus en tant qu’auto constructeurs) en suivant les évolutions de la société. Il met aussi en avant l’importance du réseau piéton, et c’est en tout cela qu’il développe l’Utopie que l’on retrouve à la fin de l’ouvrage: la Ville Spatiale. Elle se base sur l’idée alors que l’architecte, pour permettre une architecture qui soit mobile, se doit de penser une structure qui permettrait une urbanisation par la hauteur, en laissant le sol naturel aux voitures, et toute la ville spatiale aux piétons.

Friedman, Negroponte – YONA (1973)

En 1971, Yona Friedman, déjà reconnu pour ses précédents travaux, écrit et publie le livre “Pour l’Architecture Scientifique.” Dans cet ouvrage, il déplore la conception actuelle en architecture, ou l’architecte intervient comme traducteur des idées de ses clients. C’est ce qu’il appelle le “circuit brouillé”. Il décrit ensuite, de façon très précise, le “rebouclage” de la participation qu’il imagine, non plus comme une participation mais comme une prise de pouvoir complète de l’utilisateur. La conception se fait alors simplement et uniquement en correspondance avec ce qu’il appelle une “infrastructure”, qui saurait alors concevoir mais aussi avertir l’utilisateur de ses choix de conception.

Schéma du circuit brouillé et rebouclage de conception de Yona Friedman, Pour une Architecture Scientifique (1971)

C’est à la suite de cette analyse qu’il théorise pour la première fois le concept de son flatwriter, qu’il décrit en ces termes :

« J’ai appellé “Flatwriter” une “machine” , grâce à laquelle chaque futur habitant d’une ville peut imprimer ses préférences personnelles quant à son appartement à venir, et ceci à l’aide de symboles qui visualisent les différents éléments de sa décision de telle manière que sa décision puisse être aussi bien comprise par le maître d’œuvre que par n’importe quel autre voisin » (Friedman, 1971)²

Le flatwriter qu’imagine Friedman fonctionne dans un enchaînement de 8 étapes consécutives. Tout d’abord, la machine possède un répertoire de millions de plans d’appartements potentiels par combinaison. Le processus débute lorsque l’utilisateur utilise le clavier du flatwriter pour sélectionner la configuration, la forme et l’orientation de son appartement parmi les nombreuses options disponibles.

Schéma du clavier du flatwriter, Yona Friedman, Pour une Architecture Scientifique (1971)²

À l’étape suivante, le Flatwriter imprime les décisions de l’utilisateur. Ensuite, il calcule le prix de l’appartement en fonction d’une classification établie. Dans une autre étape, on utilise un clavier des fréquences pour indiquer les habitudes de déplacement de l’utilisateur dans différentes pièces. Le flatwriter émet ensuite un avertissement, signalant les conséquences de la configuration et du mode de vie choisis. Si l’utilisateur, trouve les implications de ses propres choix désavantageuses, il peut choisir un autre plan. Ensuite, la machine présente une image de l’infrastructure dans laquelle son habitat viendra s’intégrer (cf, la ville spatiale de Yona Friedman) à l’aide du vide sur un écran, où chaque vide est numéroté. L’utilisateur voit l’image de son appartement insérée dans l’infrastructure, et le flatwriter vérifie si cela perturbe les appartements voisins déjà enregistrés. En cas de problème, à chaque étape, l’utilisateur est invité à modifier son choix. Enfin, une fois l’insertion acceptée, le flatwriter recalcule les efforts de toute l’infrastructure, affichant un diagramme des changements induits par l’arrivée de nouveaux habitants. Ce diagramme informe les habitants des modifications dans l’utilisation de la ville ou du quartier.

C’est à ce moment là que Yona Friedman fait la rencontre de Nicholas Negroponte. Architecte américain et visionnaire, il est surtout connu en tant que fondateur du MIT Media Lab et pour son engagement dans le domaine de l’informatique et de l’interaction homme-machine. Son ouvrage «Soft Architecture Machines»³ , publié en 1976, explore de manière visionnaire l’intersection entre l’architecture et la technologie numérique,
en jetant les bases pour projeter l’évolution, dès les années 70, de ce qui sera ensuite l’architecture computationnelle. Il fut, selon ses propres dires, influencé par la vision de Yona Friedman avec qui, il co-écrit un chapitre de Soft Architecture Machines. C’est le début de leur collaboration, et la naissance de l’idée du CAPD (Computer Aided Participatory Design), qui venait contrecarrer l’idée du CAD qui naissait et se développait à cette époque.

En effet, Negroponte et Friedman partagent l’idée commune que la démocratisation de l’architecrure et l’introduction d’une forme avancée de participation, qui est en fait une auto-planification ou l’architecte n’est plus qu’une aide externe. Negroponte écrit :

« If you are an architect, how many times have you heard, “Oh I wanted to be an architect but was no good at drawing”.or “I wanted to be an architect but was terrible at mathematics”? If you are not an architect, have you ever said something like that? In the same way that your saying “I am no good at languages” is contradicted by your living in France and learning French (or in the case of math, having Papert’s mathland), one can consider a designland where one learns about design by playing with it. The underlying assumption is that, while you may not be able to design an efficient hospital or workable airport, you can design your own home, better than any other person.» (Negroponte, 1976)³

A partir de cette idée, Negroponte developpe, au sein du MIT, l’Architecture Machine Group, ou il expérimente de nombreuses machines, dont une, qu’il appellera YONA, en hommage a Yona Friedman et son Flatwriter. Dans l’article «Architecture-by-Yourself: An Experiment with Computer Graphics for House Design»⁴ rédigé par Guy Weinzapfel et Nicholas Negroponte, ils expliquent que l’expérience YONA a duré huit semaines et impliquait des réunions hebdomadaires avec un jeune couple concevant leur propre maison, avec l’aide du personnel du laboratoire de recherche. Le programme YONA mettait en œuvre la proposition principale de Friedman d’utiliser des liens et le programme comme base de conception. Après cette étape, les liens sont remplacés par des bulles programmatiques, puis des formes.

Schémas d’expérimentations de Yona, communiqués dans Architecture-by-Yourself.

La communication utilisateur-machine dans YONA est entièrement graphique, utilisant des écrans dynamiques et un écran tactile permettant aux utilisateurs de manipuler des objets à l’écran en les pointant du doigt, enlevant la complexité du clavier initialement prévu par Friedman.

Image de l’expérimentation, communiquée dans Architecture-by-Yourself.

Mais il convient de noter que les concepteurs semblent avoir été limités par les technologies de leurs époques. Dans le cas de YONA, Guy Weinzapfel et Nicholas Negroponte ont constaté une difficulté pour les participants à comprendre et visualiser leur travail sur l’écran en 2D, et en ont conclu de leur étude de cas que tout outil de conception développé pour des concepteurs non expérimentés devrait reposer sur une méthodologie intégrant une stratégie claire et étape par étape, ce qui manquait dans l’expérimentation menée sur YONA. Ils concluent sur leur expérience qu’elle est un exemple du pire des cas d’expérimentation sur le CAPD.

« In summary, we see Architecture-by-Yourself as a worst-case exercise in man-machine interaction. The machine must be simultaneously understanding, helpful and not paternalistic. The user must deal with the soul-searching decisions of personal design. And, the partnership must yield a workable, cost-affective, one-of-a-kind solution.» (Weinzapfel, Negroponte, 1976) ⁴

Pourquoi, alors, développer cet intérêt pour cet outil et expérience, aujourd’hui relégués au passé et dont l’efficacité a été remise en question ? C’est précisément dans cette remise en cause que réside l’enjeu : en revisitant ces approches historiques, il devient possible d’en extraire des principes susceptibles d’être réinterprétés à l’aune des avancées technologiques actuelles.

Dans cette perspective, l’émergence des méthodologies open-source, les perspectives ouvertes par la diagrammatique et les outils collaboratifs offre l’opportunité d’enrichir ces démarches et d’en explorer de nouvelles applications. Ce faisant, il s’agirait d’orienter la conception vers un modèle inspiré de la machine ouverte simondonienne – indéterminée, partagée et ouverte – dont je proposerai une exploration approfondie dans un prochain article.


Références

Pour aller plus loin, quelques ouvrages en lien avec le sujet :

  • Graph Vision, Digital Architecture’s Skeletons – Théodora Vardouli (2024) (excellent)
  • The New Technological Condition: Architecture and Design in the Age of Cybernetics – Georg Vrachliotis (2022)

Bibliographie

  1. Friedman, Y. (1958). L’architecture mobile (Illustrated édition). Editions de l’Eclat.
  2. Friedman, Y. (1971). Pour une architecture scientifique. Pierre Belfond.
  3. Negroponte, N., & Friedman, Y. (1976). Computer-Aided Participatory Design. In N. Negroponte, Soft Architecture Machines (p. 92 123). The MIT Press.
  4. Weinzapfel, G., & Negroponte, N. (1976). Architecture-by-yourself : An experiment with computer graphics for house design. Proceedings of the 3rd annual conference on Computer graphics and interactive techniques, 74-78